LES IMPASSES DE MICHAEL BALINT

 

XVI
PREMIÈRES INTERVENTIONS SUR BALINT

 

 

Théorie de l'amour.

Définition du caractère.

L'objectivation.

 

C'est fort beau de dire que théorie et technique, c'est la même chose. Alors, profitons-en. Tâchons de comprendre la technique de chacun, quand ses idées théoriques sont assez articulées pour nous permettre d'en présumer quelque chose.

Seulement, les idées théoriques poussées en avant par un certain nombre d'esprits, même de beaux esprits, ne sont pas pour autant utilisables. Ceux qui manient les concepts ne savent pas toujours très bien ce qu'ils disent. Dans certains cas, au contraire, on a vivement le sentiment que les concepts expriment bien quelque chose de l'expérience. Et c'est le cas de notre ami Balint.

J'ai voulu choisir le support de quelqu'un qui, par bien des côtés, nous est proche voire sympathique, et qui manifeste incontestablement des orientations qui convergent avec certaines des exigences que nous formulons ici sur ce que doit être le rapport intersubjectif dans l'analyse. En même temps, la façon dont il s'exprime nous donne le sentiment qu'il subit l'influence de la pensée dominante.

Pour vous rendre sensible ce que j'appellerai certain déviationnisme actuel par rapport à l'expérience analytique fondamentale à laquelle je me réfère sans cesse, il serait trop facile de choisir des gens grossiers, voire nettement délirants. C'est là où ils sont subtils, et où ils témoignent moins d'une aberration radicale que d'une certaine façon de manquer le but, qu'il faut les prendre.

J'ai voulu là-dessus faire l'épreuve de ce qui doit être la portée d'un enseignement, à savoir qu'on le suive. C'est en cela que j'ai fait confiance à Granoff, dont j'ai le témoignage qu'il est de ceux qui sont le plus intéressés par la voie dans laquelle j'essaie de vous mener, pour nous communiquer aujourd'hui ce qu'il aura pu recueillir à la lecture du livre de Balint qui s'appelle Primary love and psycho-analytic technics.

A son propre témoignage, Balint a commencé sa carrière, vers 1920. Ce livre recueille les articles écrits entre 1930 et 1950. C'est un livre fort intéressant, extraordinairement agréable à lire, clair, lucide, souvent audacieux, plein d'humour. Vous aurez tous intérêt à le manier – quand vous aurez le temps, car c'est un livre de vacances, comme un prix de fin d'année. Donnez-le-vous à vous-même, car notre Sociétén'est pas assez riche cette année pour vous en distribuer.

 

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Interruptions au cours de l'exposé du docteur Granoff.

 

L'opposition se fait entre deux modes d'amour. Il y a d'abord le mode prégénital. Tout un article, intitulé Pregenital love,est axé sur la notion qu'il s'agit d'un amour pour qui l'objet n'a absolument aucun intérêt en propre. Absolute unselfishness– le sujet ne lui reconnaît aucune exigence, aucun besoin propre. Tout ce qui est bon pour moi est rightpour vous – telle est la formule implicite qui exprime la conduite du sujet. Le primary love,stade postérieur, est toujours caractérisé comme le rejet de toute réalité, le refus de reconnaître les exigences du partenaire. C'est ce qui l'oppose au génital love.Vous verrez que j'apporterai à cette conception des objections massives, qui vous montreront qu'elle dissipe littéralement tout ce que l'analyse a apporté.

Vous avez tout à fait raison, Granoff, d'indiquer que la conception de Balint se centre sur une théorie de l'amour plus que normative, moralisante. Ajuste titre, vous mettez en relief qu'il débouche sur cette question – ce que nous considérons comme normal, est-ce un état naturel ou un résultat culturel, artificiel, voire ce qu'il appelle a happy chance,un hasard heureux ? Et, plus loin, il demande – qu'est-ce que nous pouvons appeler la santé, lors de la terminaison de l'analyse ? La cure analytique est-elle un procès naturel ou artificiel ? Existe-t-il dans l'esprit des processus qui, s'ils ne sont pas arrêtés, troublés, conduiront le développement vers un équilibre ? La santé est-elle au contraire un hasard heureux, un événement improbable? Là-dessus, note Balint, l'ambiguïté dans le choeur analytique est totale. Ce qui peut faire penser que la question n'est pas bien posée.

 

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Vous ne mettez pas assez en relief la définition balintienne du caractère, pourtant fort intéressante.

Le caractère contrôle les relations de l'homme à ses objets. Le caractère signifie toujours une limitation plus ou moins extensive des possibilités d'amour et de haine. Donc le caractère signifie limitation de la capacité for love and enjoyment,pour l'amour et la joie. La dimension de la joie, qui va fort loin, dépasse la catégorie de la jouissance d'une façon qu'il faudrait relever. La joie comporte une plénitude subjective qui mériterait un développement.

Si l'article n'était de 1932, je dirais qu'on lui doit la diffusion d'un certain idéal moral puritain. Il y a en Hongrie des traditions historiques protestantes, qui ont de précises ramifications historiques avec l'histoire du protestantisme en Angleterre. Ainsi, on voit une convergence singulière de la pensée de cet élève de Ferenczi, conduit par son maître sur les traces que je vous fais suivre aujourd'hui, avec son destin, qui l'a finalement si bien intégré à la communauté anglaise.

Le caractère est pour lui préférable dans sa forme forte, celle qui implique toutes ces limitations. Le weak character,c'est quelqu'un qui se laisse déborder. Inutile d'ajouter qu'il en résulte une ambiguïté totale entre ce qu'il appelle l'analyse de caractère, et ce qu'il n'hésite pas à aventurer dans le même contexte, le caractère logique. Il ne semble pas voir qu'il s'agit là de caractères tout à fait différents – d'un côté, le caractère est la réaction au développement libidinal du sujet, la trame dans laquelle ce développement est pris, et limité, de l'autre il s'agit d'éléments innés qui, pour les caractérologues, divisent les individus en classes, qui sont constitutionnelles.

Balint pense que l'expérience analytique nous en donnera plus là-dessus. Je suis assez porté, quant à moi, à le penser, mais à condition qu'on s'aperçoive que l'analyse peut modifier profondément le caractère.

 

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Vous mettez très justement en relief cette remarque de Balint, qu'à partir de 1938-1940, tout un vocabulaire disparaît des articles analytiques, pendant que s'affirme l'orientation qui centre la psychanalyse sur les relations d'objet. Ce vocabulaire est celui dont la connotation, dit Balint, est trop libidinale– le terme sadique,par exemple, disparaît.

Cet aveu est très significatif. C'est bien de cela qu'il s'agit, du puritanisme croissant de l'atmosphère analytique.

 

 

Balint se rend bien compte qu'il doit y avoir quelque chose qui existe entre deux sujets. Comme il lui manque complètement l'appareil conceptuel pour introduire la relation intersubjective, il est amené à parler de two-bodies'psychology.Il croit sortir par là de la one-body's psychology.Mais il est évident que la two-bodies'psychologyest encore une relation d'objet à objet.

Théoriquement, ce ne serait pas grave, si cela n'avait des conséquences techniques dans l'échange concret, thérapeutique, avec le sujet. C'est qu'en fait, ce n'est pas une relation d'objet à objet. Balint est, comme vous l'avez bien dit à l'instant, empêtré dans une relation duelle, et la niant.On ne saurait trouver formule plus heureuse, et je vous en félicite, pour dire comment on s'exprime d'habitude pour expliquer la situation analytique.

Toute connaissance, pour avancer, doit objectiver les parties qui sont objectivables. Comment progresse une analyse ? – sinon par les interventions qui poussent le sujet à s'objectiver, à se prendre lui-même pour objet.

Balint objective le sujet, mais en un autre sens. Il propose ce que j'appellerai un recours en appel au réel, qui n'est qu'un effacement, par méconnaissance comme vous l'avez dit tout à l'heure, du registre symbolique. Ce registre, en effet, disparaît complètement dans la relation d'objet, et du même coup le registre imaginaire aussi. C'est pourquoi les objets prennent une valeur absolue.

Balint nous dit comment opérer – créer une atmosphère, sa propre atmosphère, une atmosphère convenable.C'est tout ce qu'il a à dire. C'est extraordinairement incertain, ça hésite au bord de l'indicible, et il fait alors intervenir la réalité, ce qu'il appelle l'événement. Évidemment, l'analyse n'est justement pas faite pour que nous nous jetions au cou de notre patient, et lui au nôtre. La limitation des moyens de l'analyste pose le problème de savoir dans quel plan se passe son action. Balint est amené à faire appel à l'éveil de tous les registres du réel.

Le réel, ce n'est pas pour rien qu'il est toujours en arrière-plan, et que je ne vous le désigne jamais directement dans ce que nous commentons ici. Il est justement, à proprement parler, exclu. Et Balint, pas plus qu'un autre, ne le fera rentrer. Mais c'est là que se porte son recours en appel. Echec de la théorie qui correspond à cette déviation de la technique.

 

2

 

Il est tard, maintenant. Je ne veux pas dépasser les deux heures moins le quart.

Je crois qu'on peut donner à Granoff un bon point. Il a tout à fait réalisé ce que j'attendais de lui, et vous a très bien présenté l'ensemble des problèmes posés par ce livre de Balint, son livre unique, et qui résulte de ses méditations en même temps que de sa carrière.

Un certain nombre de questions peuvent s'en dégager pour vous. Je les reprendrai la prochaine fois. Ce que je veux mettre en relief ici, c'est l'article dont vous n'avez pas parlé, Transference of émotions,de 1933. Sont-ce les émotions qui sont transférées ? Un titre comme celui-là ne semble scandaliser personne.

Ce n'était pas un article spécialement destiné aux analystes, il s'adresse aussi en partie à ceux qui n'en sont pas, pour faire saisir le phénomène du transfert qui, dit-il, entraîne beaucoup de méconnaissance, et que l'ensemble du monde scientifique reconnaît moins bien à ce moment-là que le phénomène de la résistance. Il donne quelques exemples. Vous verrez, c'est très amusant.

Je partirai de ce trou laissé au centre de l'exposé de Granoff pour éclairer à nouveau le reste. Du fait que Balint manque une juste définition du symbole, celui-ci est forcément partout.

Dans ce même article, il nous dit que l'interprétation par les analystes de leur expérience est naturellement une psychologie, ou une caractérologie du psychanalyste lui-même. Ce n'est donc pas moi qui le dis, c'est lui qui le fait remarquer. L'auteur lui-même nous apporte ce témoignage qu'il faut faire la psychanalyse de l'analyste théoricien pour situer certaines tendances actuelles de la théorie comme de la technique.

A mercredi prochain.

 

26 MAI 1954.